Indochine
Type: e-book
Publisher: Paris, SEGMC-Exposition Coloniale Internationale de Paris, Commissariat general
Edition: digital version by Universite Nice Sophia Antipolis, formatted ADB
Published: 1931
Pages: 227
Language : French
ADB Library Catalog ID: eHISTLEV
Il s’est passé en effet pour la littérature ce qui s’est passé pour tant
d’autres aspects de cette civilisation khmère qui a exercé aux xiiib et
xive siècles une profonde influence sur les Thaï du Siam et du Laos.
Tandis que son développement marquait au Cambodge un temps d’arrêt,
elle subissait au Siam une évolution propre. L’action exercée par le Siam
sur le Cambodge dans les temps modernes, et particulièrement durant la
première moitié du xixe siècle, n’a souvent consisté qu’à rendre au
Cambodge, évolué et transformé, ce qu’il en avait reçu au xiue siècle.
Il est donc assez difficile, en présence d’une oeuvre littéraire cambod¬
gienne, de faire la part de la tradition en ligne directe, de la tradition
revenue modifiée du Siam, et de l’influence proprement étrangère. Cette
recherché délicate n’aurait d’ailleurs, il faut le reconnaître en toute
franchise, qu’un intérêt aussi mince que celui des textes sur lesquels
elle porterait. Si l’on met à part les chansons populaires et quelques
contes oraux, la production littéraire du Cambodge moderne reste net¬
tement au-dessous du médiocre, et si elle a provoqué si peu d’études
sérieuses, il convient de se montrer indulgent envers les khmèrisants
qui ont négligé cet ingrat sujet pour porter leurs efforts sur d’autres
manifestations plus brillantes du génie khmèr. A quoi faut-il attribuer
ce manqué de soufflé, cette impuissance à produire une oeuvre origi¬
nale, émouvante, sincère, où se reflète un peu des réelles qualités d’un
peuple si bien doué, alors que les Siamois, qui avaient en gros la même
culture que leurs voisins de l’Est et travaillaient la même matière litté¬
raire, ont produit quelques ouvrages d’une réelle valeur? La raison
doit, semble-t-il, en être cherchée dans les malheurs qui né cessèrent
d’accabler le Cambodge à partir du xve siècle : après la chute d’Angkor,
l’histoire du pays n’est plus qu’une longue série de guerres malheu¬
reuses; la cour avait autre chose à faire qu’à encourager les lettres et
les arts, le peuple avait perdu la joie de vivre. Il faut encore tenir
compte du fait que le bouddhisme, ennemi par essence de l’art et de
la littérature, hostile à toute expression de la personnalité, a exercé sur
la vieille civilisation khmère une action dissolvante, très différente de
la mission réellement civilisatrice qu’il a remplie aux xme-xive siècles
chez les Thaï, d’une culture beaucoup plus primitive. Telle semble être l’explication la plus vraisemblable du marasme de la littérature cam¬
bodgienne et de son infériorité vis-à-vis de la siamoise, dont le premier
monument est cette magnifique inscription du roi Râma Khamhèng, cri
de victoire et d’orgueil qui fait déjà pressentir dès la fin du xnie siècle
le déclin du vieil empire khmèr
Avant de passer en revue les différents genres littéraires entre lesquels
se répartit la production cambodgienne moderne, il convient de rappeler
que celle-ci est généralement anonyme et sans date précise. Au xixe siè¬
cle, on connait comme auteurs le roi Ang Duong (1841−1859), quelques
poètes de cour, quelques bonzes parmi lesquels le Mahâsangharâja
mort en 1914 2.
Poésie. — La langue poétique, très différente de la prose parlée ou
écrite, est remplie de mots archaïques et d’emprunts au sanskrit et au
pâli. Pour les « lettrés », le mérite d’une composition poétique réside
moins dans l’émotion qu’elle exprime ou cherche à inspirer, que dans
l’érudition qu’elle atteste chez son auteur. Le résultat est que les poèmes
classiques, ceux dans lesquels les enfants apprennent à lire à la pagode,
sont pratiquement incompréhensibles pour eux et né sont pas toujours
expliqués sans difficulté par les adultes.
La métrique cambodgienne3 est fondée sur le nombre des syllabes
et sur la rime, mais la rime n’affecte pas régulièrement et uniquement
les finales : une finale peut rimer avec une syllabe placée à l’intérieur
d’un autre vers, selon des règles fixes pour chaque variété de mètre.
L’allitération joue aussi un certain rôle. Chaque mètre est affecté en
principe à un état d’esprit, ou à une action déterminée quand il s’agit
d’une pièce de théâtre. En dehors des mètres d’usage courant, dont le
nombre se réduit à une douzaine, il existe des mètres « artificiels » qui
sont de véritables exercices d’acrobatie, laissant peu de place à la spon¬
tanéité ou à la fraîcheur de sentiments.
La poésie véritablement classique comprend des recueils de stances
gnomiques dont plusieurs sont peut-être assez anciens 4. Il y a peu de
Cambodgiens qui né connaissent par coeur le Chbap Kram ou code de
civilité, le Chbap pros, morale des garçons, Chbap srei, morale des filles
(attribuée au roi Ang Duong), le Kér kal, le Kon chau, et autres collec-tions de même nature. Nourris dès leur plus tendre jeunesse de ces
formules dans lesquelles les préceptes du bouddhisme voisinent avec les
prescriptions du formalisme cambodgien, ils y trouvent des règles de
conduite s’appliquant aux diverses circonstances de la vie.
La masse de la littérature versifiée est constituée par les romans 1
inspirés des légendes du cycle de Râma ou tirés des Cinquante Vies
du Bouddha, recueil apocryphe dans lequel des bonzes laotiens ont ras¬
semblé une bonne partie du folklore indochinois. Le milieu dans lequel
évoluent les personnages de ces romans est en gros celui de l’épopée
indienne. Ce que M. Finot en a dit dans son étude sur la littérature
laotienne s’appliqué si exactement au roman cambodgien, que je né peux
résister au plaisir de reproduire ici cette page pleine d’humour 2.
« Les personnages se réduisent à un petit nombre de types :
1° Le héros. C’est naturellement un jeune prince. Naturellement aussi
il est beau et amoureux, mais c’est un amoureux qui né se piqué ni de
réserve, ni de fidélité; il profite allègrement de toutes les occasions qui
s’offrent, et revient généralement de son grand voyage avec cinq ou
six femmes collectionnées en route. Il ment au besoin sans scrupule. Il
combat et triomphe, mais avec l’aide d’armes magiques, ce qui diminue
beaucoup le mérite de ses exploits. Pour relever sa dignité, le conteur
l’affuble du titre de bodhisattva, qui lui convient aussi peu que possible.
2° Le rusi (rishi). C’est un ermite magicien. Il instruit le héros dans
les sciences occultes et lui fournit son équipement : cheval volant, armes
merveilleuses, etc. Il recueille aussi les petites filles abandonnées, qui
se trouvent là juste à point pour devenir les amantes ou les épouses du
jeune prince.
3° Le yak (yaksha). Celui-ci est l’ennemi du héros. Il possède, lui
aussi, toutes sortes de pouvoirs magiques; il vole dans l’air, prend toutes
les formes, combat avec des armes enchantées. II est violent, irascible,
vorace et libidineux. Il montre parfois cependant une certaine bonho¬
mie et peut devenjr un loyal serviteur quand il a été battu sans merci.
4° Le beau-père. C’est un roi à qui on prend sa fille sans le consulter;
il est constamment furieux, grotesque et bafoué.
15p Indra. C’est le deus ex machinç.. Il squve les situations compromises
et envoie au moment opportun l’eau qui ressuscite les morts. Comme un domestique bien di’essé, il répond au premier appel. On peut lui
dépêcher un rusi comme messager, mais au besoin une flèche suffit.
Passons aux femmes.
6° L’héroïne. Belle, aimante et fidèle; par ailleurs assez pâle. Néan¬
moins, elle fait preuve d’une certaine hardiesse; elle n’hésite pas à
bâtonner des gardes et à combattre près de son mari.
7° Les kinnari. Gaies et dévergondées, quand elles voient le jeune
prince endormi, elles s’empressent de l’emporter chez elles pour des j eux
peu sévères. Assez bonnes filles néanmoins et prêtes à réparer le mal
qu’elles ont causé.
Tels sont les types les plus ordinaires. Quant à l’intrigue, elle né varie
guère : courses sur un cheval volant, rendez-vous, enlèvements, sépa¬
rations, luttes contre les yaks ou contre les pères irrités, femmes perdues
et retrouvées, morts et résurrections, réunion générale et félicité univer¬
selle : voilà à peu près tout le contenu de ces poèmes. »
Le théâtre 1 est étroitement apparenté au roman en vers et puise à la
même source d’inspiration. Le texte d’une pièce de théâtre n’est pas
constitué par les répliques des personnages, pour la bonne raison que les
acteurs n’en échangent pas, sauf dans quelques scènes, généralement
comiques, où ils sont alors libres d’improviser. Une pièce de théâtre
est un ballet ou une pantomime et le texte, lu par le récitant et chanté
par le choeur, décrit l’action exécutée par les danseuses ou rapporte les
paroles qu’elles sont censées prononcer. Le texte né diffère guère de
celui d’un roman que par les indications scéniques et musicales.
A l’exception peut-être du Râmâyana, qui n’est d’ailleurs représenté
que fort rarement au Cambodge, le répertoire théâtral est purement
siamois. Il n’est pas douteux cependant que les anciens Khmèrs n’aient
connu l’art du théâtre : l’abondance des figures de danseuses sur les
bas-reliefs en est un sûr garant. Des représentations de scènes tirées
des Jâtakas ou vies antérieures du Bouddha sont expressément mention¬
nées dans une inscription du xne siècle2. L’étude du costume théâtral
et de la technique chorégraphique des Siamois, dont on retrouve tous
les détails sur les bas-reliefs d’Angkor, montre que là encore les Sia¬
mois ont commencé par se mettre à l’école des Cambodgiens. C’est donc
un art originairement emprunté au Cambodge qu’ils ont ensuite réintro-
duit dans cc pays. Mais les sujets même de la plupart des pièces de
théâtre représentées au Cambodge ont été composés au Siam, notam¬
ment le plus populaire de tous, cet Einao qui n’est d’ailleurs autre que
l’histoire javanaise de Raden Panji, adaptée par les poètes de cour sia¬
mois au début du xixe siècle.
La chanson 1 est le genre poétique dans lequel l’âme rêveuse et sen¬
timentale du Cambodgien s’exprime avec le plus de spontanéité. La
raison en est vraisemblablement que ce genre n’est pas cultivé seulement
par les lettrés, et que son mètre assez libre et aussi facile que le çloka
sanskrit, l’hexamètre classique ou l’alexandrin, le met à la portée du
peuple parmi lequel il existe de remarquables improvisateurs. Depuis
un temps immémorial, les fêtes du Nouvel-an mettent périodiquement
en présence des groupes de jeunes gens et de jeunes filles qui se pro¬
voquent en se jetant une écharpe roulée et en accompagnant leur jeu
de strophes le plus souvent improvisées2. Les thèmes de ces chansons
dont le rythme est facile et le style aisé et naturel né sont pas très nom¬
breux et l’amour en est de beaucoup le plus fréquent. Les souffrances
de l’amour y tiennent d’ailleurs une plus grande place que ses joies,
dont la description, souvent fort poussée, est exprimée par de subtiles
métaphores : en littérature comme en art plastique, la nudité répugne
au Cambodgien. La chanson est infiniment plus représentative de l’âme
et du génie khmèrs que les productions factices et artificielles énumérées
précédemment. Aussi, la place manquant pour donner ici des exemples
de chaque genre, se bornera-t-on à citer quelques couplets pris au hasard
dans le recueil de MM. Tricon et Bellan [31].
C’est le soir, le soleil repose sur la montagne,
les animaux pleurent,
gémissent dans la forêt profonde.
Oh! moi je viens demeurer
seul dans la forêt,
ô chérie!
seul dans la forêt.
Je viens de quitter mon sampan;
l’eau est encore trouble où la rame a passé.
De la main, j’essuie mes cheveux
et essuie aussi mes larmes.
O ma chérie!
et essuie aussi mes larmes.
Je quitte mon sampan,
que les rameurs font balancer.
0 petite aimée! né pleure pas
parce que je vais vers un lointain pays.
0 ma chéi’ie!
parce quel je vais vers un lointain pays.
Si tu te souviens de moi,
offre un cierge
au Génie de ce pays,
afin que je revienne vite,
0 ma chérie!
afin que je relvienne vite.
Et ceiie-ci qui se chante sur un des airs les plus poignants de la
musique cambodgienne :
La mélancolie naît au soleil du soir,
les martins-pêcheurs s’envolent en bandes
pour se percher le long des torrents.
Tristesse au coucher du soleil!
En jouant l’air d’Angkor Réach (1),
l’hymne qui tous les soirs endort le Roi.
Mélancolie du soleil du soir!
Les merles s’envolent par couples,
pour se percher au faîte deis arbres fleuris.
Il n’y a que moi et ma chérie
qui né nous rencontrions jamais!
Nous apercevons de loin notre pays
à chacun de nous.
Alors j’enlève mon turban
et, au coucher du soleil,
marche le! long des forêts.
Je marche, je marche!
Je m’enfonce au plus épais des bois
et cherche partout ma bien-aimée…
Et, tout à coup, je l’aperçois.
C’est elle qui puise de l’eau à la fontaine…
Mais je me suis trompé!
Ce n’est, hélas! que l’étoile du matin
qui se désaltère au bord du ciel brumeux.
Prose. — Dans la littérature en prose, les traductions et adajfiations
de textes religieux tiennent une place importante et assez honorable.
Les traductions de textes canoniques répondent à un besoin pratique.
Quatre fois par mois, les fidèles se rassemblent à la pagode pour faire
voeu d’observer les prescriptions de la morale bouddhique et pour écou¬
ter une instruction religieuse. En dehors de ces réunions périodiques,
1. Nom cambodgien de la ville de Korat, actuellement siamoise les fidèles, suivant en cela une des plus anciennes coutumes du boud¬
dhisme, invitent les bonzes à domicile et leur offrent un repas que ceuxci
paient par un pieux sermon. Dans les deux cas, le prédicateur lit un
texte pâli, le plus souvent extrait du commentaire du Dhammapada ou
de la Mangaladîpanî, et en donne phrase par phrase une traduction
expliquée. Peu de bonzes sont capables d’improviser une version sur le
texte, et cette exposition de la Loi consiste presque toujours dans la
lecture d’une traduction préparée d’avance.
En dehors des sermons, les saintes Ecritures du bouddhisme ont donné
lieu à une littérature exégétique, dans laquelle l’exposé des avantages
acquis par les fidèles qui pratiquent les divers actes de piété prévus
par les textes canoniques tient une grande place. Les vies antérieures
du Bouddha, surtout les dix dernières, ont fait l’objet d’adaptations qui
jouissent d’une certaine popularité 1. Enfin, la grammaire de Kaccâyana,
et la cosmologie 2 sont représentées par des ouvrages importants.
Bien que cette littérature religieuse soit basée sur le canon pâli, la
langue des traductions et d’une façon générale la langue du bouddhisme
cambodgien est remplie de mots sanskrits : les termes fondamentaux
de dharma, de nirvana, etc., y apparaissent sous leur forme sanskrite
et non sous leur forme pâlie. Bien que profondément entré dans les
moeurs, le bouddhisme de langue pâlie s’est heurté à de vieilles habi¬
tudes de langage remontant à l’époque où le bouddhisme de langue
sanskrite partageait avec le brahmanisme les faveurs de la cour d’Angkor
et de l’ancienne population du pays.
La littérature technique est représentée par les Codes3 dont la der¬
nière recension remonte à 1872, mais qui contient des éléments beau¬
coup plus anciens. L’histoire des Codes cambodgiens est encore à faire :
elle sort d’ailleurs du cadre de cette note. Les autres sciences telles que
l’astrologie, la divination, la médecine, la pharmacopée, la magie,
le cérémonial ont fait l’objet de petits traités très répandus. Par leur
forme, ceux-ci appartiennent à peine à la littérature, mais leur étude est fondamentale pour la connaissance de la psychologie cambodgienne. Les romans en prose né diffèrent que par la forme de ceux qui sont composés en langage métrique. Les contes et apologues étaient rarement consignés par écrit avant les publications des Européens. C’est dans ces textes que l’on trouve le reflet le plus fidèle du langage parlé en même temps que de l’humour populaire. Le fond n’en est peut-être pas spécifiquement cambodgien, et leur étude permet d’intéressantes
comparaisons avec le folklore des pays voisins, sans compter les recueils indiens du Pancatantra et des Contes du Vampire : mais la figure de Thmén Chei, frère cambodgien de Tiff l’Espiègle, celles du Lièvre Juge et des Quatre Chauves ont pris en pays khmèr une physionomie particulière et fortement représentative de l’esprit du peuple. Il convient de citer, en terminant cette revue des divers genres littéraires cambodgiens, les recueils de chroniques et d’annales, assez nombreux et assez volumineux, mais qui n’ont à aucun degré le caractère d’une oeuvre d’art.
Au total, la littérature cambodgienne n’a produit aucune oeuvre de grande envergure et de réelle valeur, et il est peu probable que, même à l’époque de la splendeur d’Angkor, elle ait produit rien de comparable à l’art khmèr, à cet « art national qui n’a cessé de chercher de nouvelles formes et de réaliser de nouveaux progrès».
George Coedès,
Directeur de l’Ecole française
d’Extrême-Orient.