Angkor silencieux

by Narang Nouth & Michel Butor & Philippe Gras

Following Michel Butor's soaring vision of Angkor, the more conventional, scholarly but extremely enjoyable historical essay by Nouth Narang.

Angkor Silencieux

Type: e-book

Publisher: Editions sous le vent, Paris

Edition: Digital version by FeniXX

Published: 1988

Authors: Michel Butor, Narang Nouth & Philippe Gras

Pages: 168

ADB Library Catalog ID: e-ARTBUT6

On-demand book: contact email hidden; JavaScript is required

We have here in fact two books into one, as Michel Butor’s inspired poem, Encore”, although four pages long only, is a formidable evocation of Angkor and its pierres devenant pluie” [stones becoming storms]:

Encore

Oui, cela a existé, j’y suis allé, je l’ai vu.

Arcades.

Oui, je l’ai vu, cela existe, cela n’est pas seulement quelque rêve de Huysmans dans En rade :

« Où, dans quel temps, sous quelles latitudes, dans quels parages pouvait bien se lever ce palais immense avec ses coupoles élancées dans la nue, ses colonnes phalliques, ses piliers émergés d’un pavé d’eau miroitant et dur ? »

Arcades, esplanades.

Oui, j’y suis allé, je l’ai même déjà raconté, il y a déjà longtemps.

« … le mur devenu liquide oscilla, mais sans s’épandre ; bientôt il s’exhaussa, creva le plafond, devint immense, puis ses moellons coulants s’écartèrent et une brèche énorme s’ouvrit, une arche formidable sous laquelle s’enfonçait une route. »

Arcades, esplanades, enfilades, cascades.

Oui, j’y suis allé, j’ai même vu dans la partie sud de la galerie occidentale du plus grand temple, sans bien savoir alors de quoi il s’agissait, le bas-relief représentant la terrible bataille racontée au roi pendant son déroulement dans le Mahâbhârata dont j’ai pu lire depuis une traduction en ruines, et à travers laquelle me tourmentent bien d’autres batailles, massacres et abominations:

« 0 roi, Sanjaya que voici te rendra compte du combat. Dans toute la bataille rien né lui restera invisible.»

Esplanades, perspectives, piscines, terrases, embarcadères, îlots, sourires.

« Peu à peu, au fond de cette route, un palais surgit qui se rapprocha, gagna sur les panneaux, les repoussant, réduisant ce porche fluide à l’état de cadre, rond comme une niche en haut, et droit en bas. »

Oui, j’y suis allé. C’était au retour de mon premier voyage au Japon à l’automne 1966 ; et cela s’est enfoui avec tant d’autres choses dans les tourbillons du second tome du Génie du Lieu que j’ai appelé Où en barrant l’accent grave pour qu’on né puisse décider entre le lieu et l’altérité.

« Doté d’une vue divine il saura tout ce qui se passé et te racontera la bataille. Montré ou caché, diurne ou nocturne, il percevra tout jusqu’aux pensées. »

Enfilades, piscines, lézards, poissons, chevaux, dragons, sourires, gorges, mains.

« Et ce palais qui montait dans les d’airain… » nuages avec ses empilements de terrasses, ses lacs enclavés dans ses rives

Lancéolé, flammé, géminé, ourlé, brodé.

Oui, cela a existé, cela a été réalisé, construit pierre par pierre, cela a été enfoui dans la forêt pendant des siècles, oublié, perdu, mentionné par quelques vieux ouvrages eux-mêmes presque oubliés, perdus.

« 0 grand roi, les pertes seront lourdes dans cette bataille : je discerne ici de terribles présages. Faucons, vautours, corbeaux, hérons et grues se perchent en bandes à la cime des arbres. »

Escalades, terrasses, et encore poissons, lichens, mousses, lianes, palmes, racines, sourires, mains, seins, regards, nombrils.

« Ses tours à collerettes de créneaux de fer, ses dômes papelonnés d’écaillés, ses gerbes d’obélisques aux pointes couvertes ainsi que des pics de montagne d’une éternelle neige… »

Turriculé, fasciculé, denticulé, lenticulé, réticulé.

Oui, cela a été retrouvé, exploré, débroussaillé, dégagé, reconstruit en partie pierre à pierre, et je l’ai vu.

« Sentant la bataille proche, les oiseaux se réjouissent, les carnassiers s’apprêtent à dévorer chevaux ou éléphants; d’horribles hérons, hérauts d’épouvante, crient implacablement en traversant la plaine. »

Cascades, embarcadères, et encore chevaux, mousses, portails, et de nouveau escaliers, linteaux, corridors, embrasures, sourires, gorges, regards, orteils, chevelures, lingams, yonis.

« … s’éventra sans bruit, puis s’évapora, et une gigantesque salle apparut, pavée de porphyre, supportée par de vastes piliers aux chapiteaux fleuronnés de coloquintes de bronze et de lys d’or. »

Arcades auréolées, festonnées, polylobées, chantournées, tapissées.

Oui, j’ai vu ces portails, et au-delà d’autres portails et au-dessus d’autres portails encore.

« Aux deux crépuscules je vois le Soleil caché par des troncs décapités, voilé par des suaires de nuages blancs, noirs et rouges. Au lieu de rester invisible la nouvelle Lune s’est embrasée dans le ciel couleur de lotus. Princes, guerriers, héroïques rois et fils de rois aux bras comme des barres de fer, vont joncher la terre. »

Ilots, dragons, et encore lianes, escaliers, lumières, et de nouveau ombres, rayures, miroirs, ténèbres, et plus loin sourires, mains, nombrils, chevelures, parasols, coiffures, pagnes, pavillons, chars.

« Derrière ces piliers s’étendaient des galeries latérales aux dalles de basalte bleu et de marbre, aux solivages de bois d’épine et de cèdre, aux plafonds caissonnés, dorés comme des châsses. »

Esplanades lancéolées, damassées, creusées, reprisées, chamarrées, caressées.

Oui, j’ai vu ces poutres, tuiles, troncs, branches, roseaux devenus pierres, rocher, falaise, grêle, cascade et ruines.

« Chaque nuit j’entends dans l’espace les grognements et miaulements atroces d’un sanglier et d’un chat qui s’étripent. Les images des divinités tremblent et ricanent, vomissent du sang et tombent comme mortes. Les tambours grondent sans qu’on les batte et les grands chars des kchatriyas démarrent sans leurs attelages. »

Phénix, palmes, et encore linteaux, ombres, barreaux, et de nouveau grilles, cavernes, carreaux, carrefours, et plus loin sourires, gorges, seins, lingams, coiffures, et encore plus loin douves, chapiteaux, enceintes, pilastres, colonnes, galeries.

« Puis dans la nef même, au bout du palais arrondi tel que les chevets à verrières des basiliques, d’autres colonnes s’élançaient en tournoyant jusqu’aux invisibles architraves d’un dôme perdu comme exhalé dans l’immesurable fuite des espaces. »

Enfilades flammées, turriculées, écroulées, lointaines, liquides, pétrifiées, superposées.

Oui, je l’ai vu, et depuis je n’ai jamais cessé de le voir.

« Les coucous, piverts, geais, vautours, perroquets, les oiseaux d’eaux et les paons crient abominablement. Armes et boucliers crissent sur les montures. Rouges dans l’aurore des centaines de nuées de sauterelles. Aux deux crépuscules les points cardinaux s’embrasent. Il tombe des pluies de poussière et de chair. »

Racines, corridors, et rayures encore, grilles, carrés, et de nouveau pyramides, angles, tours, cylindres, et plus loin sourires, mains, regards, yonis, pagnes, et encore plus loin chapiteaux,voûtes, cours, balustres, bibliothèques, échos, et tout autour rumeurs encore, silences, respirations, bruits, grouillements, fourmillements, grondements, frémissements, froissements,vertiges.

« Partout grimpaient des pampres découpés dans d’uniques pierres ; partout flambait un brasier d’incombustibles ceps, un brasier qu’alimentaient les vert… » tisons minéraux des feuilles taillées dans les lueurs différentes du vert…”

Escalades géminées, fasciculées, auréolées, vertigineuses, profondes, enfoncées, ténébreuses, croisées.

Oui.

« Les sept grandes planetes flamboyerent dans le ciel. Le Soleil se dédoublait en flammes. Aux points cardinaux embrasés hurlaient chacals et corbeaux. Les charognards attendaient les cadavres.”

Ténèbres, carreaux, et encore angles, poutres, pierres, et de nouveau rochers, falaises, grêles, ruines, et plus loin sourires, mains, seins, chevelures, chars, et encore plus loin pilastres, balustres, bibliothèques, échos, rumeurs, silences, voûtes, cours.

«…dans les lumieres vert-lumiere de l’émeraude, prasines du péridot, glauques de l’aigue-marine, jaunâtres du zicron, céruléennes du béryl.”

Cascades ourlées, denticulées, festonnées, damassées, froides, solitaires, retournées, multiples, carrées, perspectives pétrifiées, enfoncées, fourmillantes, enroulées, éclaboussées, écroulées, ébréchées, cassées.

Oui, je le vois, et je né cesserai jamais de le voir.

« Parasols blancs, étendards, emblèmes, éléphants, chevaux et fantassins, armées rutilantes, le son des tambours et des tambourins, le roulement des timbales et le grincement des roues des chars faisant vibrer la terre. »

Carrefours, tuiles, et rochers encore, éboulements, effondrements, et de nouveau enfouissements, envahissements, écartèlements, ruines, et plus loin sourires, gorges, regards, lingams, coiffures, et encore plus loin colonnes, galeries, douves, chapiteaux, enceintes, pilastres.

« … partout, du haut en bas, aux cimes des échalas, aux pieds des tiges, des vignes poussaient des raisins de rubis et d’améthystes, des grappes de grenats et d’amandines, des chasselas de chrysoprases, des muscats gris d’olivines et de quartz… »

Piscines retournées, éclaboussées, envahissantes, grondeuses, fourmillantes, gigantesques.

Oui, je vois toujours ces ruines, cascades, grêles, falaises, rochers, pierres devenant pluie, poussière, miroir, flammes et fantômes.

« Les grands guerriers aux bracelets d’or avec leurs arcs étincelaient comme des montagnes de feu. Sommé d’un grand palmier embleme a cinq étoiles, éclatant comme le Soleil, Bhisma se tenait à la tete des armées de Kuru. »

Cylindres, branches, et encore falaises, effondrements, balafres, et de nouveau cicatrices, blessures, échancrures, brèches, et plus loin sourires, nombrils, yonis, pagnes, pavillons,chars, parasols, coiffures.

« … dardaient de fabuleuses touffes d’éclairs rouges, d’éclairs violets, d’éclairs jaunes, montaient en une escalade de fruits de feu dont la vue suggérait la vraisemblable imposture d’une vendange prête à cracher sous la vis du pressoir le mout éblouissant de flammes.”

Terrasses grondeuses, danseuses, écailleuses, hurleuses, silencieuses, dangereuses.

Oui, je vois ces visages, et au-delà d’autres visages ensanglantés, et au-dessus d’autres visages.

« C’est Arjuna qui a tiré tout ce flot ininterrompu de traits durs comme la foudre. Ces flèches né sont pas celles de Sikhandin. Dures comme des batons de diamant, violentes et irrésistibles comme la foudre, elles détruisent… »

Roseaux, grêles, et encore enfouissements, cicatrices, becs, et de nouveau pattes, plumes, griffes, écailles, sourires, gorges, seins, orteils, chevelures, lingams, yonis.

« ça et là, dans le désordre des frondaisons et des lianes, des ceps fusaient à toute volée, se rattrapant par leurs vrilles à des branches qui formaient berceau et au bout desquelles se balançaient de symboliques grenades dont les hiatus carminés d’airain caressaient la pointe des colonnes phalliques jaillies du sol. »

Embarcadères murmurants, mélodieux, dévastés, reconstruits.

Oui, cela s’est refermé, je le vois, cela s’est recouvert par la guerre et par la forêt, cela s’est écroulé une seconde fois mais je le vois toujours.

« Dures comme des massues ou des barres de fer, elles sont sur le point de m’ôter la vie, messagères de Yama. Ces flèches né sont point celles de Sikhandin. Comme des serpents venimeux dardant leurs langues, elles pénètrent mes centres vitaux. Ces flèches né sont point celles de Sikhandin. Ce sont les flèches d’Arjuna et non celles du Sikhandin. Elles lacèrent mes membres comme de jeunes crabes qui dépècent leur mère. »

Envahissements, blessures, et encore pattes, défenses, trompes, yeux, queues, dents, sourires, mains, regards, nombrils, seins.

« Cette inconcevable végétation s’éclairait d’elle-même ; de tous côtés des obsidiennes et des pierres spéculaires incrustées dans les pilastres, réfractaient en les dispersant les lueurs des pierreries qui, réverbérées en même temps par les dalles de porphyre, semaient le pavé d’une ondée d’étoiles. »

Empilé, foré, amassé, brûlant, tranquille.

Oui, une pluie de pierres est tombée sur les pierres, une pluie de fer et de sang, une forêt de fer et de sang a défait peu à peu l’entassement des pierres, mais les pierres existent toujours et d’autres pierres enfouies qu’on né connaissait pas et que je vois.

« En un instant les guerriers qui s’entretuaient formèrent un tourbillon pareil à celui du Gange qui se jette dans la mer. La terre inondée de sang devint terrifiante. On né distinguait plus rien de son relief. »

Plumes, trompes, enroulements, écroulements, ruissellements, échafaudages, encorbellements, sourires, gorges, mains.

« Soudain la fournaise du vignoble, comme furieusement attisée, gronda ; le palais s’illumina de la base au faîte, et, soulevé sur une sorte de lit, le Roi parut, immobile dans sa robe de pourpre, droit sous ses pectoraux d’or martelé, constellés de cabochons, ponctués de gemmes, la tête couverte d’une mitre turriculée, la barbe divisée et roulée en tube, la face d’un gris vineux de lave, les pommettes osseuses en saillie sous les yeux creux. »

Abandonné, interminable, redoublé, aligné, sculpté.

Oui, cela se rouvre peu à peu, cela remonte peu à peu, pierre à pierre, la forêt se dégage, et j’espère aller le revoir.

« Tombé de son char il né touché pas le sol à cause de toutes ces flèches fichées dans son corps, retrouvant sa nature divine. Une violente pluie d’orage tomba et la terre se mit à trembler. »

Ecroulements, visages, combats, danses, équilibres, triomphes, sourires.

«… une jeune fille debout, inclinée, haletante et muette… — et la posture qu’elle gardait écartant ses membres, elle aperçut devant elle, dans la glacé du pavé noir, les couronnes d’or de ses seins, l’étoile de son ventre et, sous sa croupe géminée, ouverte, un autre point d’or. »

Oui, la guerre se dissipe, tonnerre après tonnerre, bombe après bombe, canon après canon, proclamation après compromis, terreur après frisson, et il deviendra possible de le revoir.

« Il y eut un vacillement dans l’énorme salle ; des flocons de brume se déroulèrent, ainsi que ces anneaux de fumée qui, à la fin des feux d’artifice, brouillent les trajectoires des fusées et dissimulent les paraboles en flammes des baguettes. »

Devas, asuras, apsaras, najas, garudas, sourires.

Oui, la frontière se rouvre peu à peu, barreau après barreau, porte après porte, patience après formalité, et il devient possible de le revoir, je pourrai aller le revoir.

« Et comme soulevé par cette brume, le palais monta s’agrandissant encore, s’envolant, se perdant dans le ciel, éparpillant pêle-mêle sa semaille de son des astres. » pierreries dans le labour noir où scintillait là-haut la fabuleuse moisson des astres.”

Garudas, sourires.

Oui, je m’arrangerai pour aller le revoir, my plonger, m’y baigner ; ce n’est pas seulement un rêve, et si Huysmans interprète le sien comme une évocation du palais d’Assuérus à Suse, tel qu’il nous est transmis par le Livre d’Ester, il avait fort bien pu lire les récits de certains des premiers explorateurs, Charles Bouillevaux, Henri Mouhot, Francis Garnier ou d’autres dont les voyages avaient déjà été publiés depuis plusieurs années à Paris lors de la parution d’En rade en 1887, ouvrages dont il pouvait fort bien avoir oublié jusqu’au nom ; je suis sûr que j’irai le revoir ou le voir.

Sourires.

Oui, j irai le revoir des que…

Michel Butor | Gaillard, janvier 1988

[English translation in the making]

The Study

With his vast knowledge in Khmer studies, Nouth Narang gives here a concise yet complete description of Angkor, including the state of restoration in the late 1980s. In the chapter titled Le Microcosme d’Angkor [The Microcosm of Angkor], he writes:

Ville-pays, roi-dieu, eau-terre, ciel-enfer, la cité angkorienne l’est tout à la fois, «tout uniment la Surface d’en bas”, le pays des Hommes entièrement refaçonné par leur labeur, et dont ils tiraient non seulement leur existence, mais leur essence». Et le «Maître de la surface d’en bas» n’est autre que la personne du roi, ordonnateur du culte universel et fondateur de son espace en conformité avec le cosmos. Certes la cosmologie angkorienne est d’origine indienne mais les Khmers n’ont pas rejeté leur fond culturel propre, pré-hindouisé, qui repose sur la conception dualiste du monde : l’Eau et la Montagne, l’Eau et le Sol, la Lune et le Soleil, le principe Mâle et Femelle, Ba et Mé, gens aîlés et gens aquatiques. Le mythe retrouve son efficacité dans le symbolisme de l’immortalité, assuré par le serpent Nâga. Le Nâga, toujours associé à son contraire le Garuda, oiseau mythique, pour en faire un couple dualiste indissociable qui dénote la nature géographique du pays procurant ainsi la pérennité à la société.

[City-country, king-god, water-earth, heaven-hell, the Angkorian city is all that at the same time, quite simply the Surface of Below”, the land of Men entirely reshaped by their labor, and from which they derived not only their existence, but their essence. And the Master of the surface below” is none other than the king, organizer of universal worship and founder of its space in conformity with the cosmos. Admittedly, the Angkorian cosmology is of Indian origin, but the Khmers have not rejected their own pre-Hindu cultural background, which is based on the dualistic conception of the world: Water and Mountain, Water and Soil, Moon and Sun, Male and Female principles, Ba and Me, winged creatures and aquatic creatures. The myth finds its effectiveness in the symbolism of immortality, provided by the Naga snake. The Nâga, always associated with its opposite the Garuda, mythical bird, to make it an inseparable dualistic couple which denotes the geographical nature of the country thus providing sustainability to society.]

Le roi s’approprie ce mythe qui assure la justification de sa domination, de son pouvoir en l’intégrant à la cosmologie supérieure. «Tout se passé comme si la Surface d’en bas était appréhendée, humanisée — cuite” — à partir du monde chthonien qui serait lui la matière brute — le cru” — et les Khmers disent, pour désigner la vie des Hommes sur terre, que «Le roi mange” (sii) la Surface d’en bas». Aussi le monde des dieux et de la Surface d’en bas doivent-ils être, non seulement identiques, mais parfaitement symétriques. L’univers du Devarâja s’entoure donc des puissances maléfiques et des puissances bénéfiques de la terre en rassemblant le naturel et le divin. Tout, digues, canaux, temples, dieux, démons… s’ordonne rigoureusement suivant un symbolisme qui confère à la cité une efficacité absolue: fonction de sujétion, de répression, d’intégration ou de séduction (droite, gauche, surtout haut et bas). Les trois niveaux de la symbolique se trouvent parfaitement ordonnancés: la verticalité symbolise la puissance, l’horizontalité la soumission et le sous-terrain la mort. Le souci de chaque souverain khmer est donc de bien marquer le caractère extra-terrestre de son autorité; celle-ci s’opère donc par la création de l’espace sacré de la cité d’où découlent les normes de l’urbanisme angkorien. Assimilé à sa ville par l’intermédiaire du temple-montagne qui abrite son Linga, le Devarâja organise celle-ci suivant les idéaux cosmiques et l’identifie avec le territoire magique, le Yantra, pour la rendre totalement inviolable. Autant de rois, autant de temples-montagnes, donc autant de villes et l’on arrive à la règle suivante: au maximum de concentration du pouvoir politique correspond le maximum de cosmogonie.

[The king claims this myth for himself, which ensures the justification of his domination, of his power by integrating it into the higher cosmology. Everything happens as if the Surface Below were claimed, humanized — cooked’ — from the chthonic world which would be the raw material — the raw’ — and the Khmers say, to designate the life of Men on earth, that The king eats” (sii) the Surface of Below”. So the world of the gods and of the Surface Below must not only be identical, but perfectly symmetrical. The universe of Devaraja is therefore surrounded by the malefic powers and the beneficial powers of the earth by bringing together the natural and the divine. Everything, dykes, canals, temples, gods, demons… is rigorously ordered according to a symbolism which gives the city an absolute efficiency: function of subjection, repression, integration or seduction (right, left, especially high and bottom). The three levels of symbolism are perfectly ordered: verticality symbolizes power, horizontality submission and the underground death. The concern of each Khmer sovereign is therefore to clearly mark the extra-terrestrial character of his authority; this therefore takes place through the creation of the sacred space of the city from which flow the norms of Angkorian town planning. Assimilated to his city through the temple-mountain which shelters his Linga, the Devarâja organizes it according to cosmic ideals and identifies it with the magical territory, the Yantra, to make it totally inviolable. So many kings, so many temple-mountains, thus so many cities, and we finally reach the following rule: the maximum concentration of political power matches the maximum of cosmogony.]

L’urbanisme angkorien adopte un plan parfaitement carré obéissant à la règle du Mandala suivant le dessin du Yantra. L’espace central de la cité est divisé en quatre parties égales par deux voies axiales perpendiculaires à l’intersection desquelles s’élève le temple-montagne, axe du monde, le Meru, identifié à la personne du roi par son Linga. Le système orthogonal se complète par un réseau de canaux, de digues, de chaussées et de Baray/​Yoni obéissant à une orientation astronomique rigoureuse: Est-Ouest. Temple et ville ont une même orientation dont l’entrée est généralement située à l’Est. L’ensemble de ces temples, palais, sépultures royales, douves, canaux, chaussées, forme un tout cohérent sur le modèle du Cosmos, univers en réduction.

[The Angkorian town planning opts for a perfectly square plan following the rule of the Mandala and the design of the Yantra [a geometric diagram, or any object, used as an aid to meditation in tantric worship. ADB]. The central space of the city is divided into four equal parts by two perpendicular axial ways at the intersection of which rises the temple-mountain, axis of the world, the Meru, identified with the person of the king by his Linga.The orthogonal system is completed by a network of canals, dykes, causeways and Baray/​Yoni obeying a rigorous astronomical orientation: East- West. Temple and city have the same orientation, the entrance of which is generally located to the East. All of these temples, palaces, royal tombs, moats, canals, causeways, form a coherent whole modeled after the Cosmos: a scale model of the universe.

Rendant hommage à Bernard Philippe Groslier, savant qui vient de nous quitter et dont la destinée est liée à celle d’Angkor, je lui cède la parole pour conclure: «rarement, peuple aura mieux exprimé par son art toute la trame matérielle et spirituelle de son existence». À la longue, cependant, l’ordre khmer laissa paraître des faiblesses. Les rois d’Angkor furent trop souvent soucieux de leur seule gloire et se laissèrent entraîner à trop de conquêtes. L’évolution économique de la civilisation est fondée sur une technologie efficace, mais «ce progrès économique a été systématiquement approprié et détourné à son seul profit par une royauté mégalomane, ou encore il a été suscité par une théocratie dominante et décidée à exprimer sa foi à une échelle gigantesque…» Les souverains perdirent peu à peu le contact de leur peuple. L’élite khmère, toute imprégnée de la meilleure culture indienne, joua un rôle essentiel dans l’ascension du pays. Mais elle né sut pas toujours justifier dans la suite ses profits par ses services.

[Paying homage to Bernard Philippe Groslier, a scholar who has just left us and whose destiny is linked to the destiny of Angkor, I shall give him the floor to conclude: rarely will a community have better expressed through their art the whole material and spiritual fabric of its existence”. In the long run, however, the Khmer order revealed weaknesses. The kings of Angkor were too often concerned with their glory alone and allowed themselves to be drawn into too many conquests. The economic evolution of civilization is based on efficient technology, but this economic progress has been systematically appropriated and diverted for its own benefit by a megalomaniac royalty, or it has been brought about by a dominant theocracy and determined to express its faith on a gigantic scale…” The sovereigns gradually lost contact with their folk. The Khmer elite, all steeped in the best Indian culture, played an essential role in the rise of the country. But they did not always know afterwards how to justify their profits with their service to the common well-being.]

De ce qui précède nous constatons que la structure sociale khmère reste fondamentalement dominée par la persistance des rapports sociaux traditionnels. Au sommet de la hiérarchie, les classes dirigeantes qui constituent l’élite khmère demeurent profondément étrangères au peuple: idéologie étrangère, modèle culturel étranger. Les masses populaires, elles, conservent toujours leur attachement au culte du génie du terroir, le Neak Ta, et la pratique d’une langue deux fois millénaire. Entre ces deux catégories, le clivage est permanent: deux sociétés, deux cultures, deux civilisations à tel point que Louis Finot, au début du siècle, affirmait: «l’élite nationale recouvre d’un très mince vernis, la masse brute de la population» et Przyluski d’ajouter «la civilisation la plus haute restait le privilège d’une élite. Quand l’aristocratie s’affaiblit, décimée par des luttes perpétuelles, la décadence fut rapide». La colonisation française du XIXe au XXe siècle a permis d’arrêter pour un temps cette décadence mais elle a introduit des rapports sociaux nouveaux liés au système de l’économie monétaire rendant plus complexe la structure existante génératrice de conflits permanents dont les événements de ces vingt dernières années né sont que les conséquences.”

[From what precedes we shall note that the Khmer social structure remains fundamentally dominated by the persistence of traditional social relations. At the top of the hierarchy, the ruling classes that constitute the Khmer elite remain deeply foreign to the people: foreign ideology, foreign cultural model. The popular masses, they still retain their attachment to the cult of the genius of the land, the Neak Ta, and the practice of a language two thousand years old. Between these two categories, the cleavage is permanent: two societies, two cultures, two civilizations, to such an extent that Louis Finot, at the beginning of the century, affirmed: The national elite covers with a very thin veneer the raw mass of population”, and Przyluski to add that the highest civilization remained the privilege of an elite. When the aristocracy weakened, decimated by perpetual struggles, the decadence was rapid. French colonization from the 19th to the 20th century made it possible to stop this decline for a time, but it introduced new social relations linked to the system of the monetary economy, making the existing structure more complex, which generated ongoing conflicts, of which the events of these twenty last years are only the consequence.]

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Bayon, by Philippe Gras

Tags: Angkor Wat, literature, poetry, archaeology, Khmer dynasties, decline and fall, society, politics, elites

About the Author

Nouth narang

Narang Nouth

HE Nouth Narang (17 Jan 1937, Kratie, Cambodia — 9 Aug 2023, Paris, France) was a Cambodian diplomat, professor and statesman, a Khmer civilization scholar who was the Minister of Culture and Fine Arts of Cambodia just after Angkor was inscribed to the UNESCO World Heritage List in 1992.

From 1963 to 1993, Nouth Narang lived in Paris, where he met his wife, Chhim Dary, contributing to the survival of the Cambodian culture during the civil war, teaching at Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE, 1974 – 1977), where he had studied under the supervision of Prof. Paul Lévy, then joining and heading (from 1978 to 1992) the Cedoreck (Centre de documentation et de recherché sur la civilisation khmère) in Paris — the important Cedoreck library has been transferred to Phnom Penh in 1993, and is now part of the Hun Sen Library. 

With a particular interest in local animist religions — the cult of the neak ta — and for ethnic minorities in Cambodia, with an emphasis on the Laotian communities — significative in Northeast Cambodia and the Kratie province, his birthplace -, Nouth Narang founded in 1982 the review Seksa Khmer សិក្សាខ្មែរ, a multidisciplinary, reference publication with contributions from Cambodian and French specialists such as Ang Choulean, Khing Hoc Dy, Jacques Népote, who became the reviews’ editors, and other researchers including Jean Ellul, Pauline Dy Phon, Marie-Alexandrine Martin, Khin Sok, Saveros Pou, Sunseng Sunkimmeng, Bernard Dupaigne, to mention only few from a long list” [from Nouth Narang’s biographical note completed in 2023 by Suppya Nut]. 

In 1998, Nouth Narang introduced National Culture Day’ to the Cambodian official calendar. After HRH Princess Norodom Buppha Devi took over the Ministry that same year, he co-directed the Royal Ballet of Cambodia with Princess Buppha Devi for a time. From 2010 to 2014, he was the Permanent Representative of Cambodia at UNESCO headquarters in Paris, then Plenipotentiary Special Ambassador to France, Spain, Portugal, Greece, Andorra, Malta and Cyprus from 2014 to 2016

Publications

[list drawn up by Suppya Nut]

  1. Conférences de M. Nouth Narang, EPHE, Section des sciences religieuses, Annuaire 1975 – 1976, t. 84,1974, pp. 155 – 164 ; Annuaire 1976 – 1977, t. 85, 1976, pp. 127 – 131 ; Annuaire 1977 – 1978, t. 86, 1977, p. 121.
  2. Le Cedoreck”, Culture khmère, Apr-Sept. 1981, pp. 144 – 148.
  3. Considerations on Asian values & Western Democracy: For a better Khmer society”, papers published in this series edited by Claudia Derichs and Thomas Heberer, Institut für Ostasienwissenschaften (Institute for East Asian Studies/​East Asian Politics, Gerhard-Mercator-University Duisburg, 2001, pp. 1 – 7.
  4. Laos and ethnic minority cultures: promoting heritage, in Protecting the intangible heritage of minority groups in Cambodia, Paris, Unesco, 2003, pp. 227 – 238. FR: Cultures minoritaires du Laos : valorisation d’un patrimoine”, in La sauvegarde du patrimoine culturel immatériel des groupes minoritaires au Cambodge, Paris, Unesco, 2003, pp. 227 – 238.
  5. Preah Vihear : la symbolique cosmographique du site”, Revue du patrimoine mondial, n° 68, 2013, pp. 80 – 83.
  6. [with Michel Butor and Philippe Gras], Angkor silencieux, Paris, Éditions sous le vent, 1988, 162 p.

See also Suppya Nut, In Memoriam Nout Narang”, Péninsule 87, 2023

About the Author

Michel Butor

Michel Butor

Michel Butor (4 Sep 1926, Mons-en-Baroeul, France – 24 Aug 2016, Contamines-sur-Arves, France) was a French poet, novelist, teacher, essayist, art critic and translator, a figure of the Nouveau Roman’ French literary trend, and a prolific travel writer (or rather writer-voyager’) with his series Le Génie du lieu – in five volumes including one about Australia, Boomerang, Letters from the Antipodes – (1978), his publication Oú, second génie du lieu (Cahiers du chemin, 1968), the complex Gyroscope (1996), and his poetry collection Anthologie nomade (2004)

Fascinated with Angkor since seeing a reconstitution of the Khmer temple at the 1931 Colonial Exposition, Butor visited Angkor in 1966, on his way back from his first trip to Japan through Laos and Cambodia. He was to develop une nouvelle cartographie du regard” [cartography of the eye] in which he established eight centres du monde” [centers of the world]: Depuis des années, je réfléchis à la notion de centre, de centre du monde, vieille obsession de l’Europe classique qui perdure aujourd’hui encore. J’ai construit Gyroscope à partir d’un certain nombre de centres, lieux (le Mexique, Angkor, la Chine, le Japon, Elseneur) ou personnages (Picasso, Rimbaud, Andersen) irradiants. Il y en a en tout huit.” [“For years now, I have been musing over the notion of center of the world, a lasting obsession from classical times that still pervades Europe. I built Gyroscope out of several of such centers: places (Mexico, Angkor, China, Japan, Elseneur) or people (Picasso, Rimbaud, Andersen) which or who irradiate. Eight in total. ”]

In his essay La boue à Seoul, la pluie à Angkor, he wrote that in Angkor ¨tout est composition, préparation, passage, réverbération, résonance. Tout monument répond à quelque autre, en relie d’autres.¨ [In Angkor everything is about composition, preparation, passage, reverberation, resonance. Every one and each building is a response to another one, a link to other ones.”] In 1998, he contributed to Nouth Narangs Angkor Silencieux, with photographs by Philippe Gras. 

Butor also published Encore Angkor 1 (à la mémoire de Pierre Loti) and Encore Angkor 2 (à la mémoire d’André Breton), in the section Avatar’ of Gyroscope [sections C8-26 and L28-38], texts that had already appeared in other publications. 

As a peripatetic writer, Butor accentuates the importance of literary travels, such as those undertaken by Gerard de Nerval and Chateaubriand, trips which have left such indelible imprints in the career of Butor. In sum, he codifies a kind of mythology of the trip. But it is not only the science of travel that interests him; he actually believes in the adventure of travel as approaching the mystical experience of poetry”, remarked Jack Kolbert in an essay for World Literature Today, adding that the author would be haunted” by past travels for years and decades. About his visit to Angkor, read Michel Butor, une méditation: trajectoire and tragédie 9 by Julien de Kerviler (Diacritik, 15 sept. 2020, in French).

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Michel Butor in 1964.

About the Photographer

Ph Gras

Philippe Gras

Philippe Gras (16 Apr. 1942, Paris — 2007, Paris) was a French freelance photographer who worked extensively in Angkor while he joined in the 1980s the shooting of Angkor, la gloire et l’oubli, a film directed by Pierre Philippe.

As a conscript in Algeria, he photographed the country and its people before and during the independence in 1962.

Before his sudden death in 2007, he particularly covered the international jazz scene, portraying famous jazz musicians, and traveled to Bhutan, Iran, Korea, Cambodia on several occasions, Vietnam, and Hungary.

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A Preah Khan statue captured by Philippe Gras in 1987 (from Angkor silencieux book)